L’homme sans qualités: l’abbé Prévost, ou l’écrivain à l’école du commerce

Shelly Charles
l’Université Paris Sorbonne

L’ouvrage de Rori Bloom, Man of Quality, Man of Letters: The Abbé Prévost Between Novel and Newspaper (Bucknell, 2009), se propose de considérer la carrière littéraire de l’abbé Prévost comme une remarquable illustration du changement de paradigme qui s’opère dans le champ littéraire entre le dix-septième et le dix-huitième siècle. Dans le contraste entre l’œuvre romanesque de l’auteur, ancrée dans les mentalités aristocratiques du Grand Siècle, et Le Pour et contre, son journal encyclopédique annonciateur des Lumières, Bloom veut voir la figuration d’un itinéraire exemplaire: l’évolution du statut de l’écrivain qui, d’amateur aristocratique («homme de qualité»), est en train de se transformer en auteur professionnel («homme de lettres»), acteur d’un marché littéraire naissant dont il subit les dures règles, mais qu’il apprend aussi à manipuler à son profit. Il s’agit donc, in fine, d’examiner la rhétorique qu’utilise Prévost, à la fois dans son œuvre fictionnelle et dans son journal, pour construire son image d’auteur et maîtriser sa réception par le public.

La thèse se développe en six chapitres dont les quatre premiers s’opposent deux à deux. «Authorship in Prévost’s Novels: From Man of Quality to Man of Letters» examine la figure de l’auteur dans les romans de Prévost, pseudo-mémoires dont les narrateurs sont les supposés auteurs. Ces mémorialistes, attachés aux valeurs aristocratiques du dix-septième siècle, sont perçus par Bloom comme représentant une approche archaïque de l’écriture, valorisant un amateurisme aux antipodes des ambitions professionnelles de Prévost lui-même. Après une première partie qui expose l’èthos aristocratique des mémorialistes («The Prévostian Hero as Honnête Homme»), une seconde partie du chapitre étudie la dégradation de l’idéal héroïque nobiliaire telle qu’elle transparaît dans leurs aventures, riches en trahisons de tous ordres («Degradation of the Heroic idea: The end of the honnête homme»). Cette dégradation est enfin rapprochée, dans un troisième temps, des négociations tendues entre Prévost et les libraires imprimeurs de ses romans, transactions souvent douteuses dont témoigne, entre autres, la correspondance publiée par ces derniers pour servir de preuve à charge contre l’auteur («Degradation of the Authorial Idea: The Author is no Honnête Homme»). À cette trajectoire du personnage de l’auteur amateur que l’on découvre, dans la personne réelle de Prévost, en redoutable négociateur sinon en hypocrite et en escroc, le deuxième chapitre, second volet du diptyque auctorial, oppose l’itinéraire inverse que subit la figure de l’auteur dans le journal. «Authorship in Prévost’s Newpaper: From Man of Letters to Man of Quality» étudie la représentation de l’auteur dans Le Pour et contre. Bloom analyse, dans un premier temps, la description du marché littéraire anglais et des règles économiques qui le régissent («Le Pour et contre’s Portrait of Grub Street»), avant de passer à l’examen du discours apologétique qu’y tient l’auteur sur sa propre carrière d’écrivain, ses démêlés avec ses libraires, les fausses accusations d’une critique qui se complaît dans le récit de ses frasques («The Author as Hero»). Dans cet autoportrait de Prévost dans le journal, Bloom retrouve les motifs de l’idéologie romanesque de l’auteur solitaire, travaillant hors des contingences et faisant de l’écriture un don gratuit. De là, une interprétation du discours du journaliste se référant à ses propres romans, comme stratégie de «marketing» dans laquelle le rappel du héros romanesque et, à travers lui, du personnage biographique de l’auteur fonctionne comme la création d’une véritable «griffe» personnelle («An Anonymous Author Signature Style»). Le chapitre se clôt sur l’idée d’une héroïsation de l’entrepreneur dans le journal («The Merchant as Hero»). Que ce dernier soit commerçant ou pirate, son esprit d’entreprise le valorise et sert de modèle à l’ennoblissement de l’homme de lettres.

Après cette réflexion sur l’auteur, un second diptyque est consacré à l’image du public dans le journal et du lecteur dans le roman. Le Pour et contre, lieu où Prévost s’affirme comme auteur moderne, est aussi celui où il se confronte à la nouvelle réalité du lectorat. «The Public as Hero of Le Pour et contre» s’intéresse d’abord à la représentation dans le journal des divers modes de présence du public dans les spectacles de la vie quotidienne anglaise, de l’exécution capitale à la foire et au théâtre («Prévost and the Public Sphere: The English Example»). L’analyse du discours de Prévost sur la nécessité qu’il éprouve d’adapter la matière anglaise de son journal au goût du public français («The Phenomenon of Taste and Prévost’s French Public») conduit à l’examen général d’une stratégie d’écriture qui serait exclusivement axée sur la satisfaction d’une demande du public, ce dernier étant considéré comme l’unique arbitre de la valeur d’une œuvre («The Public as Judge»). L’autre volet de cette étude, «The Rôle of the Reader in Prévost’s Novels», s’intéresse à la relation problématique entre l’auteur fictif du roman-mémoires et son hypothétique lecteur. Cette relation, en principe inexistante dans un écrit de nature privée et dont l’auteur dédaigne la publication («Refusal of the Reading Public»), apparaît vite comme étant, au contraire, constitutive des Mémoires, qui mettent partout en scène la question de la communication et les situations d’écoute privilégiées où un narrateur peut devenir l’auditeur, ou même le lecteur, du récit d’un autre («Empathy and the Ideal Reader»). Un glissement se produit ainsi vers l’apparition dans les Mémoires de l’idée d’un lecteur extérieur à l’œuvre, membre d’une communauté d’âmes sensibles, happy few susceptibles de communier avec l’auteur («Les Cœurs Sensibles and the Sympathetic Reader»). Cependant, ce glissement n’en empêche pas un autre, apparemment contraire: la mise en abyme du récit personnel, grâce à la transformation du narrateur en auditeur, inaugure l’ère du soupçon—Renoncour met en doute la sincérité du récit de Des Grieux, Ferriol celui de Théophé, etc. («Narrator as Narratee: The End of Sympathy and the Beginning of Suspicion»). Quoi qu’il en soit, le mémorialiste, auteur d’un plaidoyer pro domo, apparaît finalement entièrement dépendant du lecteur qu’il essaie de convaincre, tant bien que mal, de sa bonne foi («Appealing to the Court of Public Opinion»). Au terme de ce parcours, Bloom, qui considère que l’ensemble de l’œuvre est autobiographique, affirme qu’aussi bien dans le journal que dans le roman, le lecteur réel est convié à faire le procès de Prévost lui-même, un auteur réel, conscient de l’intérêt du public pour sa vie privée et qui distille des éléments autobiographiques dans son œuvre pour provoquer la curiosité et le scandale qui la feront vendre («Memoir, Apology and the Rhetoric of Public Image»).

Ayant établi cette identité cachée entre l’œuvre romanesque et l’œuvre journalistique de Prévost qu’est la présence de leur auteur réel, Bloom conclut sa démonstration par deux chapitres consacrés à l’interférence des deux genres. «From Private to Public: The Prefaces of Prévost’s Novels» s’attache d’abord à montrer comment le discours liminaire de chaque roman emprunte les stratégies commerciales du journal en valorisant le texte qu’il introduit («Techniques of the Newspaper»). Cette analyse d’une rhétorique publicitaire est suivie de celle de stratégies plus fines au terme desquelles le lecteur est convié à mimer la passion du préfacier, fasciné par le manuscrit qu’il découvre et dont il offre de partager le secret avec le public («The Space of the Preface: From the Outside In»). La figure du préfacier double ainsi celle de l’auteur narrateur, dont il est souvent l’âme sœur, et permet de passer sans heurt de l’homme de qualité à l’homme de lettres qui devient son fidèle porte-parole, homme d’honneur engagé par le pacte contraignant auquel est soumise la publication du manuscrit privé («Man of Letters or Man of Quality: The Prefacer as Honnête Homme»). Un cas particulier de cette figure du «préfacier», qui représente le glissement de l’auteur amateur vers l’auteur professionnel, est celui de Renoncour: auteur de ses propres Mémoires dans le premier succès romanesque de Prévost, Renoncour devient successivement, comme «auteur des Mémoires d’un homme de qualité», le préfacier de l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, de Cleveland, et du Doyen de Killerine («Renoncour Prefacer»).

De la présence d’une figure de l’auteur journalistique dans le roman, Bloom passe, dans son dernier chapitre, «Prévost’s Contes Singuliers, Between Novel and Newspaper», à l’analyse de la présence d’éléments romanesques dans l’œuvre journalistique. La lecture d’un certain nombre de textes narratifs tirés du Pour et contre la conduit à voir dans la réécriture journalistique des formes simples de l’œuvre romanesque la mise en place de cette «griffe» qui permet l’identification de l’auteur et la valorisation de sa marchandise («Signature Stories»). Mais la miniaturisation des romans prévostiens dans les Contes ne va pas sans une certaine transformation du texte : Bloom repère ici une approche parodique, un jeu ironique sur la «griffe», en quelque sorte, fait pour un lecteur «fidélisé», auquel on offre à la fois le plaisir de la répétition et celui de la différence («Prévostian Self-Parody in the Contes Singuliers»).

Le Pour et contre devient ainsi pour Bloom le lieu où se mettent en évidence les stratégies commerciales d’un auteur travaillant en parfaite harmonie avec le goût et les demandes du public. L’usage explicite que Prévost fait du journal pour l’apologie de sa personne et pour la promotion de son œuvre, les formes simples qu’il y donne à la fictionalisation de sa propre histoire, le discours ouvert qu’il y tient sur sa parfaite soumission au goût du public, fournissent finalement un modèle de lecture pour ses romans, considérés eux aussi comme autant de reflets de la vie de l’auteur. Reflets positifs ou négatifs, peu importe: la sympathie et le scandale sont également «vendeurs» sur le marché littéraire moderne dont l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité devient enfin le héraut.

Man of Quality, Man of Letters repose sur un ensemble d’observations devenues consensuelles dans les études prévostiennes : le statut exemplaire de Prévost, figure moderne de l’écrivain vivant de sa plume, le rôle capital joué par son séjour en Angleterre et par sa pratique journalistique dans sa conception de la place de l’auteur dans la société et dans sa propre affirmation comme écrivain professionnel, enfin, malgré la différence des genres, les liens essentiels qui unissent une œuvre romanesque pseudo-documentaire et une œuvre journalistique où la fiction est omniprésente. Le travail de Bloom, stimulant et souvent pertinent, propose des hypothèses intéressantes pour tenir ensemble différents aspects d’une œuvre complexe. Cependant, l’argumentation sur la contradiction paradigmatique entre roman et journal, et la résolution de cette contradiction en termes de stratégie de marketing fondée sur un culte de la personnalité, posent des problèmes. L’observation du changement de paradigme à travers l’idée du contraste fondamental entre la conception de l’auteur dans le roman et cette conception dans le journal fait d’emblée difficulté. Si Bloom n’ignore nullement que, dans ces pseudo-mémoires que sont les romans de Prévost, l’«auteur» narrateur est une figure fictionnelle, elle semble ne pas mesurer les limites que cette spécificité impose à son argumentation. En effet, quand elle décrit le héros prévostien, homme de qualité qui s’est, d’une manière ou d’une autre, retiré du monde, et qui écrit tout à loisir, pour bercer sa douleur, les souvenirs d’une vie mouvementée et souvent tragique, peut-elle supposer, aussi nettement qu’elle l’annonce, une véritable analogie entre cet auteur-narrateur-personnage et la figure historique de l’auteur amateur du dix-septième siècle auquel elle le ramène? Non seulement il n’y a pas d’évidence à projeter une opposition historique sur des représentations fictionnelles, mais, à supposer que la représentation fictionnelle soit allégorique d’une réalité, force est de constater que la raison (fictionnelle) de l’«amateurisme» du mémorialiste prévostien n’est pas son appartenance nobiliaire et un code d’honneur héroïque qui lui feraient considérer tout professionnalisme mercantile comme dégradant, mais la nature même d’une écriture par principe incompatible avec l’idée d’une diffusion. Il s’agit d’une écriture non publiable de droit, car ce n’est là ni sa motivation ni sa fonction, et non publiable de fait, car, en raison de ce statut particulier, elle est souvent supposée confuse et inadaptée aux normes de l’expression littéraire. Preuve en est justement l’intervention nécessaire d’un intermédiaire: celui que Bloom convoquera seulement dans l’avant-dernier chapitre de son ouvrage, en évoquant sa fonction de préfacier, est un «éditeur» fictif qui rendra le manuscrit «lisible», grâce à des «corrections» plus ou moins importantes, et qui prendra soin de le faire publier. On notera, par ailleurs, que la posture du personnage produisant un manuscrit privé (découvert et publié dans diverses circonstances plus ou moins romanesques elles-mêmes) est à l’époque un lieu commun du genre romanesque et qu’elle n’est pas propre aux personnages aristocratiques qui dédaignent la publication par leur statut social (elle peut, au contraire, émaner de personnages tout à fait marginaux). Ainsi, dans le contexte générique où écrit Prévost, l’amateurisme de ses narrateurs est censé produire un texte qui s’oppose à celui de l’écrivain professionnel moins par sa gratuité que par sa non-conformité aux règles littéraires.

Mais Bloom, dont l’argumentation repose pourtant sur la comparaison d’une rhétorique journalistique et d’une rhétorique romanesque, s’intéresse apparemment peu à la problématique des traditions littéraires et des genres. La sienne est celle des stratégies commerciales de l’auteur, et ce filtre à travers lequel elle lit les textes influence leur interprétation. Ainsi, quand Prévost, parlant de ses romans dans Le Pour et contre, affirme qu’il «n’attache point d’autre prix à ces sortes d’ouvrages que celui qu’ils reçoivent du public», Bloom interprète littéralement le mot «prix» et considère que l’auteur exprime son dédain aristocratique pour le revenu associé au travail littéraire (64). Pourtant, quand Prévost se dit dans la même phrase «disposé à confesser ingénument que ce n’est point la manière la plus utile dont [il eût pu s’]occuper», faisant allusion à ses autres travaux littéraires, non fictionnels, on comprend que «prix» est ici figuré, synonyme de l’idée de considération, et que l’opposition que construit Prévost n’est pas entre l’écrivain professionnel et le noble héros prodiguant ses bienfaits bénévolement, mais entre l’écriture de textes appartenant à un genre frivole et réprouvé, le roman, et celle de textes sérieux, savants, qui font l’autre versant de l’activité littéraire de l’auteur. Cette même lecture biaisée se retrouve dans un autre développement, consacré aux stratégies promotionnelles de Prévost. Quand ce dernier présente un projet d’ouvrage historique et l’oppose par son «sérieux» aux «ouvrages de pur amusement» que sont ses romans, Bloom préfère ignorer l’antagonisme axiologique traditionnel entre roman et histoire qui sous-tend cette comparaison, pour ne voir ici que la rhétorique d’un commerçant rusé vantant sa marchandise nouvelle au détriment de l’ancienne (97). Selon cette perspective, la spécificité du discours journalistique passe elle aussi au second plan. On le voit dans son interprétation de l’épigraphe du Pour et contre: «Incedo per ignes / Suppositos cineri doloso». Cette citation d’Horace désigne la nature hasardeuse de l’écriture de l’histoire des guerres civiles et Prévost la reprend en tête de chaque numéro pour exprimer la prudence requise par son projet critique dans le journal. Or, elle est considérée par Bloom comme le rappel volontaire, par un auteur cherchant à créer sa «griffe» («signature style»), d’une formule personnelle qu’il utilisera, un an plus tard, dans un passage autobiographique du journal: «Ce cœur brûlant était encore vivant sous la cendre». Si l’on peut admettre un rapport métaphorique entre les deux expressions, affirmer que la formule latine est une adaptation de la formule personnelle et qu’elle a été choisie pour évoquer systématiquement «le cœur brûlant» de l’auteur (66), c’est, encore une fois, une manière de forcer le texte et d’écarter la problématique générique. Alors qu’elle fonde sa thèse sur l’opposition entre journal et roman, le travail de Bloom paraît finalement peu sensible aux spécificités de leurs poétiques respectives. C’est ce que nous prouve le curieux choix du dernier chapitre où l’on traite du récit journalistique à travers un recueil apocryphe, celui des Contes, aventures et faits singuliers tirés du Pour et contre, fabriqué par l’éditeur des Œuvres de Prévost après la mort de l’auteur. On peut se demander si ce recueil, qui sélectionne d’emblée les récits journalistiques les plus «romanesques», qui les sort de leur contexte et en modifie même le texte, peut se substituer au journal sans que ce choix particulier influe sur les résultats de l’analyse.

Un dernier problème récurrent est celui de la chronologie. Considérant la prose journalistique de Prévost comme une réécriture schématique et parodique de ses romans, Bloom utilise régulièrement à son propos les termes d’«écho» ou de «rappel» (161). Or, cet «écho» est très souvent celui de textes qui ne sont pas encore écrits. Cette ignorance délibérée de la chronologie permet à Bloom de trouver dans Le Pour et contre des réminiscences de romans tardifs comme Histoire d’une Grecque moderne, Mémoires pour servir à l’histoire de Malte, Campagnes philosophiques, ou même Le Monde moral. Inversement, dans le chapitre précédent, elle soutenait que les préfaces des romans prévostiens empruntent les stratégies du journal. Prévost avait-il vraiment besoin de passer par l’école du journalisme pour découvrir les vertus publicitaires du discours préfacier? Il est permis d’en douter, d’autant que les importantes préfaces des Mémoires d’un homme de qualité et de Cleveland ont été publiées quelques années avant le début de l’expérience journalistique de l’auteur. De manière générale, l’aspect chronologique n’intervient pas dans la formulation de la thèse centrale de l’ouvrage: le passage de la figure archaïque de l’auteur dans le roman à sa figure moderne dans le journal se situe dans une trajectoire qui demeure de fait hors du temps. Alors qu’elle suppose une interaction importante entre les deux genres, à aucun moment l’étude ne s’interroge, par exemple, sur l’évolution des romans écrits après l’expérience journalistique. On peut le regretter, car cette question aurait sans doute permis à ce travail, souvent pertinent, d’éviter certains écueils et d’être plus convaincant. Quoi qu’il en soit, les nuances chronologiques et génériques semblent s’effacer devant un a priori fondamental et unificateur: que ce soit dans son roman ou dans son journal, que ce soit au début ou à la fin de sa carrière, Prévost ne cesse de réécrire sa vie dans son œuvre, parsemant ses textes de «fragments» biographiques, apologétiques ou scandaleux, qui sont autant de «signatures» ou de «griffes» dont il se sert pour construire sa «marque» et attirer le chaland.

Malgré son inscription dans une problématique actuelle, celle du marché littéraire, Man of Quality, Man of Letters laisse en fin de compte un curieux goût de déjà vu. Le puissant système interprétatif appliqué par Bloom dans cet ouvrage renoue de fait avec la vieille tradition des études prévostiennes, celle de la lecture biographique. À cette tradition s’en ajoute une autre, qui remonte elle aussi aux premiers discours critiques portés sur l’auteur. «Il n’écrivait que pour gagner de l’argent», disait de lui Charles Collé. La lecture de bon nombre des contemporains de Prévost, qui voyaient dans son œuvre romanesque le reflet de sa vie et qui, à l’immoralité de cette vie, associaient aussi l’avilissement d’une pratique mercantile de l’écriture, est ici reprise dans une perspective nouvelle, où la condamnation est remplacée par la valorisation d’une entreprise moderne d’autopromotion. Selon cette version, l’auteur, partie prenante d’un système économique dynamique, aurait sciemment utilisé sa vie aventureuse pour vendre son œuvre. Notre connaissance de cette œuvre n’y gagne pas toujours. Tout actuelle qu’elle soit, la lecture socio-économique ressemble ici étonnamment à la désuète lecture biographique: les deux fonctionnent comme un puissant préjugé unificateur, pour ne pas dire réducteur; les deux instrumentalisent le texte en le ramenant à une «intention» extérieure et détournent l’intérêt de son fonctionnement propre. Inversement, l’étude socio-économique du marché du livre et de la place qu’y occupe l’auteur peut-elle recourir au texte littéraire, sans tomber justement dans les défauts de procédure de certaines biographies d’écrivains où l’on comblait volontiers les lacunes factuelles de la vie grâce aux événements fictionnels tirés de l’œuvre? Recourir à l’œuvre, et surtout à l’œuvre romanesque, pour y découvrir une allégorie de la place de l’écrivain dans le marché littéraire requiert une extrême prudence (Incedo per ignes . . .). C’est cette prudence qui manque parfois dans une étude où l’on voit dans Manon Lescaut transformant en «profession» ce que l’on doit normalement pratiquer par amour (ou en «amateur»), un autoportrait de l’auteur moderne en prostitué.